Selon Bentham, la nature nous gouverne par deux maîtres absolus, le plaisir et la douleur. Nous agissons pour fuir l’un et embrasser l’autre, tel un balancier oscillant entre ces deux extrêmes. Cette vision pragmatique du bonheur promettait un monde régi par le calcul rationnel du bien-être collectif. Mais pouvait-on vraiment réduire l’être humain à une mécanique de souffrances évitées et de plaisirs additionnés ?
C’est à cette question que John Stuart Mill, son héritier intellectuel, apporta une réponse nuancée, soulevant trois failles majeures dans la pensée de Bentham. Là où son prédécesseur traçait des lignes précises, lui y voyait des ombres, des incertitudes, des profondeurs insoupçonnées.
Œuvres | Thématiques et année de publication |
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Système de logique | Raison et méthode (1843) |
De la liberté | Liberté individuelle et autorité (1859) |
L’Utilitarisme | Réforme de la doctrine benthamienne (1863) |
La sujétion des femmes | Féminisme et égalité des sexes (1869) |
Considérations sur le gouvernement représentatif | Démocratie et institutions politiques (1861) |
L’homme, une somme d’intérêts ou un être en quête de grandeur ?
La première critique de Mill touche au cœur même du modèle benthamien : la négation de la dignité humaine. En considérant chaque individu comme une simple unité interchangeable dans une équation du bonheur global, Bentham réduit l’homme à un rouage sans valeur intrinsèque.
Que faire si le malheur d’un seul garantit le bonheur de cent ? Pour Bentham, il n’y a pas d’hésitation : l’individu peut être sacrifié sur l’autel du bien commun. Mais Mill refuse cette conclusion implacable. L’homme ne saurait être réduit à un simple pion dans une logique comptable. Son bonheur ne se mesure pas uniquement en plaisir immédiat, il se construit dans la réalisation de soi, dans le développement de ses capacités, dans l’élévation de son esprit.
Encadré : Là où Bentham voit un calcul d’intérêts, Mill perçoit une humanité en quête de grandeur. Le bonheur ne saurait se résumer à une somme d’instants agréables, mais à un cheminement vers l’excellence.
De ce premier reproche découle le second. Bentham, en réduisant le bonheur à une accumulation de plaisirs, néglige un élément fondamental : la nature même de ces plaisirs. Pour lui, tout plaisir est bon s’il est intense et partagé. Mais Mill introduit une distinction essentielle : il y a des plaisirs nobles et des plaisirs vulgaires, des jouissances supérieures et inférieures.
Bentham perçoit l’homme comme un être gouverné par ses sens, Mill le conçoit comme un être capable de transcendance. Il affirme qu’un plaisir intellectuel, tel que la lecture ou la contemplation artistique, surpasse en valeur celui de la simple satisfaction corporelle. Là où Bentham additionne les instants heureux, Mill construit une hiérarchie. Il ne s’agit plus de compter, mais de juger.
Bonheur et satisfaction : une équation faussée ?
Le dernier point d’achoppement entre les deux penseurs réside dans la confusion entre bonheur et satisfaction. Bentham ne fait pas de distinction nette : tout plaisir satisfait un besoin, et toute satisfaction contribue au bonheur. Mais Mill perçoit une faille dans ce raisonnement.
La satisfaction, explique-t-il, est un état éphémère, une réponse immédiate à un désir. On mange, on boit, on se repose et l’on se sent comblé. Mais ce contentement n’est qu’une halte. Le bonheur véritable est plus exigeant, il se construit dans l’effort, dans la difficulté surmontée, dans l’élévation intellectuelle. Pour atteindre la félicité, il faut parfois renoncer à la satisfaction immédiate.
En cela, Mill rejoint la pensée antique : mieux vaut être un Socrate insatisfait qu’un sot comblé. L’homme n’a pas seulement besoin de plaisirs, il a besoin de sens, de profondeur, d’aspiration. Loin de se limiter à un calcul de jouissances maximisées, l’utilitarisme, selon Mill, doit être une quête de l’accomplissement humain.
Sous les cieux du siècle des Lumières : L’éveil de l’utilitarisme
À la fin du XVIIIe siècle, alors que les idéaux des Lumières illuminaient l’Europe, Jeremy Bentham, philosophe et juriste anglais, élabora les fondements de l’utilitarisme. Né en 1748, Bentham fut un enfant prodige, lisant des traités de latin et de français dès l’âge de trois ans. Formé au Queen’s College d’Oxford, il s’intéressa rapidement aux réformes sociales et législatives. En 1789, il publia An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, où il exposa sa célèbre maxime : « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Bentham proposa une éthique basée sur le calcul rationnel des plaisirs et des peines, cherchant à quantifier le bonheur pour guider les actions humaines. Son approche, appelée « calculus des plaisirs », visait à évaluer moralement les actions en fonction de leur contribution au bien-être collectif. Parmi ses autres œuvres notables figurent Defence of Usury (1787) et The Theory of Legislation (publiée posthumément en 1840). Bentham est également connu pour son concept du « Panoptique », une structure carcérale permettant une surveillance totale des détenus, reflétant sa vision d’une société régie par la transparence et l’efficacité.
Les voix dissidentes : ombres sur le principe d’utilité
Malgré son influence, l’utilitarisme de Bentham ne fit pas l’unanimité. Des penseurs contemporains et ultérieurs soulevèrent des objections majeures. L’une des critiques principales concernait l’indifférence de l’utilitarisme face aux inégalités. En se concentrant sur le bonheur total, cette doctrine pouvait justifier des sacrifices individuels au nom du bien commun, négligeant ainsi la justice et les droits fondamentaux. De plus, la difficulté de calculer précisément les conséquences des actions fut pointée du doigt, rendant l’application pratique de la théorie problématique. Enfin, certains reprochèrent à l’utilitarisme son relativisme moral, arguant qu’il pouvait légitimer des actions moralement répréhensibles si elles augmentaient le bonheur global. Ces critiques mirent en lumière les limites d’une éthique fondée uniquement sur le calcul des plaisirs et des peines.
L’écho des siècles : L’utilitarisme à l’épreuve du temps
Au fil des décennies, le débat autour de l’utilitarisme évolua, intégrant de nouvelles perspectives. Au XXe siècle, des philosophes comme John Rawls critiquèrent l’utilitarisme pour son manque de respect envers les droits individuels, proposant à la place des théories de la justice centrées sur l’équité. Parallèlement, des penseurs contemporains réévaluèrent l’utilitarisme à la lumière des défis modernes, tels que la bioéthique et la justice environnementale. Aujourd’hui, l’utilitarisme continue d’influencer les discussions éthiques, notamment dans les domaines de l’économie du bien-être et de la politique publique, tout en étant constamment réexaminé et adapté aux complexités du monde contemporain.