Ce qui les anime, ce n’est pas la quête d’un principe organisateur universel, mais bien plutôt une suspicion profonde à l’égard des catégories figées qui ordonnent le monde. Ils se méfient des dualités trop commodes, de ces structures binaires qui prétendent épuiser la réalité alors qu’elles ne font que l’aplatir. Partout, ils traquent ces formes de pensée qui réduisent la multiplicité à l’unité, qui forcent l’infinie diversité du réel à se plier à des normes arbitraires. Et parmi ces illusions tenaces, celle de la binarité sexuelle occupe une place centrale.
Les sexes au prisme du pouvoir : un jeu de masques et d’institutions
Il serait tentant de croire que la distinction entre « homme » et « femme » est une évidence, une donnée naturelle gravée dans le corps et dans l’histoire. Mais pour Deleuze et Guattari, cette dichotomie n’est rien d’autre qu’une construction intellectuelle, une manière d’imposer à la réalité une grille de lecture qui la simplifie à outrance. Dès lors, la véritable question n’est pas de savoir combien de sexes existent, mais pourquoi nous avons jugé nécessaire d’en restreindre le nombre.
Le geste fondateur de cette binarité est simple : il consiste à rabattre la diversité des subjectivations sexuelles sur deux catégories préfabriquées, à faire entrer de force des individualités multiples dans des cases rigides, à effacer tout ce qui excède ces frontières tracées d’avance. Il ne s’agit pas seulement d’une classification neutre, mais bien d’un mécanisme d’exclusion et de normalisation. Tout ce qui déborde doit être corrigé, amputé, renvoyé à l’ombre.
Ainsi, Deleuze et Guattari s’opposent aux lectures traditionnelles du sexe, notamment à celles qui, comme la psychanalyse freudienne, considèrent le féminin comme une altérité dérivée, comme une absence, un manque. Freud, en analysant les sexes, n’a en réalité étudié que le masculin. Son regard s’est posé sur l’autre sexe non pas pour en comprendre la spécificité, mais pour l’inscrire dans un système de valeur où il ne peut exister que par défaut.
À ce cadre rigide, Deleuze et Guattari opposent une pensée de la multiplicité. Plutôt que de concevoir le sexe comme un invariant, ils suggèrent de le considérer comme un processus en perpétuel devenir, une configuration mouvante et irréductible à une quelconque taxonomie fixe.
Œuvres | Thématiques et année de publication |
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L’Anti-Œdipe | Critique de la psychanalyse et du capitalisme (1972) |
Mille Plateaux | Philosophie du rhizome et des multiplicités (1980) |
Kafka : Pour une littérature mineure | Analyse des minorités et du langage (1975) |
Qu’est-ce que la philosophie ? | Réflexion sur la nature de la philosophie (1991) |
Non pas un, ni deux sexes, mais n… sexes ; autant de sexes que de subjectivations possibles.
Arbres et Rhizomes : repenser la pensée elle-même
Mais pour s’affranchir de ces carcans, encore faut-il comprendre d’où ils viennent et comment ils fonctionnent. La pensée occidentale, expliquent Deleuze et Guattari, a toujours été structurée comme un arbre : un tronc central qui organise la connaissance, des branches qui s’étendent sans jamais remettre en cause la hiérarchie première. Cette organisation n’est pas neutre : elle implique un mode de pensée vertical, où chaque élément est subordonné à un principe unique.
Face à cette logique arborescente, ils proposent une autre manière de concevoir le savoir : le rhizome. Contrairement à l’arbre, le rhizome ne possède ni centre ni hiérarchie ; il est une prolifération sans ordre fixe, un réseau où chaque point peut être relié à un autre de manière imprévisible. Appliqué aux identités sexuelles, ce modèle permet d’échapper aux catégories figées et d’embrasser la diversité dans toute sa complexité.
Ce refus des structures binaires et des hiérarchies figées trouve un écho profond dans les travaux de Michel Foucault et Judith Butler. Là où le premier montre que la volonté de catégoriser les sexes est une construction récente, liée aux dispositifs de pouvoir du XIXe siècle, la seconde analyse comment le genre fonctionne comme une norme régulatrice, produisant ses propres marges et ses propres exclusions.
Dès lors, penser en termes de rhizome, c’est accepter que les identités ne soient pas des essences, mais des devenirs. C’est refuser de les fixer dans un cadre définitif et rigide. C’est enfin comprendre que la pensée elle-même ne peut être enfermée dans un système clos sans perdre son souffle vital.
Deleuze et Guattari, en brisant les cadres et en bousculant les certitudes, n’invitent pas seulement à penser autrement. Ils proposent une éthique de la pensée, un engagement intellectuel radical : celui de ne jamais céder à la tentation de la simplification, de toujours préférer la complexité vivante au confort des oppositions factices.
Ils nous rappellent que la pensée n’est jamais un fleuve tranquille. Elle est un dédale où chaque détour ouvre sur un nouvel horizon, une exploration sans fin où chaque certitude n’est qu’un point de départ vers une autre remise en question.
Les chemins croisés de la subversion intellectuelle
Dans le tumulte des années 1960 et 1970, une époque marquée par des bouleversements sociaux et politiques profonds, Gilles Deleuze, philosophe, et Félix Guattari, psychanalyste et militant politique, ont uni leurs voix pour défier les conventions établies. Leur collaboration a donné naissance à des œuvres majeures telles que L’Anti-Œdipe (1972) et Mille Plateaux (1980), réunies sous le titre Capitalisme et Schizophrénie. Dans ces ouvrages, ils critiquent la psychanalyse traditionnelle et proposent une nouvelle approche du désir et de la subjectivité, s’opposant aux structures binaires et aux hiérarchies figées. Leur concept de « schizoanalyse » vise à libérer le désir des contraintes imposées par la société capitaliste et les normes psychanalytiques, ouvrant ainsi la voie à une multiplicité de devenirs et de subjectivations possibles.
Les échos dissonants de la critique
Cependant, cette remise en question radicale des structures établies n’a pas manqué de susciter des oppositions. Des penseurs comme Catherine Malabou ont critiqué l’anti-hégélianisme de Deleuze et Guattari, arguant que leur rejet des dialectiques traditionnelles pouvait mener à une forme de pensée fragmentée, manquant de cohérence systématique. D’autres, tels que Alice Jardine, ont souligné que, malgré leur intention de déconstruire les dualités, Deleuze et Guattari pourraient involontairement reproduire certaines hiérarchies de genre, notamment en associant la masculinité à la politique et la féminité à la reproduction. Ces critiques invitent à une lecture nuancée de leur œuvre, reconnaissant à la fois son potentiel subversif et ses limites éventuelles.
Les résonances contemporaines du débat
Aujourd’hui, le débat initié par Deleuze et Guattari sur la déconstruction des catégories binaires et la valorisation des multiplicités trouve un écho dans les travaux de penseurs contemporains. Des philosophes comme Rosi Braidotti explorent le concept de « devenir-femme » et le post-humanisme, prolongeant la réflexion sur la fluidité des identités et la transcendance des dualités traditionnelles. Parallèlement, des théoriciens comme Paul B. Preciado interrogent les normes de genre et de sexualité, s’inscrivant dans une démarche de déconstruction des catégories établies. Ces perspectives actuelles témoignent de l’évolution du débat philosophique vers une reconnaissance accrue de la complexité et de la diversité des subjectivations humaines, tout en soulignant la nécessité d’une vigilance critique face aux nouvelles formes de normativité qui peuvent émerger.