Les derniers feux de la vérité : entre illusion et consensus

La vérité est-elle une lumière intemporelle ou un fragile accord entre les hommes ?

Les derniers feux de la vérité : entre illusion et consensus

La vérité est-elle une lumière intemporelle ou un fragile accord entre les hommes ?

Depuis les premiers pas de la philosophie, la vérité a brillé comme un astre immuable, éclairant la quête des penseurs et des savants. Héritée de Platon et de la tradition occidentale, elle a été perçue comme une essence absolue, indépendante de nous, une valeur cardinale autour de laquelle gravite notre existence. Dire la vérité, la poursuivre sans relâche, la contempler comme on contemple l’éclat d’un diamant parfait : telle était l’aspiration des chercheurs de sagesse et des bâtisseurs de savoir. Elle était le phare guidant les navires de la science, le sésame ouvrant les portes du Bien.

Mais à l’aube du monde moderne, des fissures sont apparues dans cet édifice séculaire. Friedrich Nietzsche, avec l’ardeur d’un iconoclaste, a été l’un des premiers à marteler que la vérité n’était qu’une illusion, une convention humaine que l’on prenait pour absolue par habitude. Sous son regard, elle perdait de sa superbe, devenait un simple outil façonné par les désirs, les besoins, les pulsions d’une époque. Puis vint Richard Rorty, philosophe américain du XXe siècle, qui, à son tour, fit vaciller ce que l’on croyait inébranlable. Dans sa controverse avec Pascal Engel, À quoi bon la vérité ?, il franchit un pas de plus : la vérité n’est pas un sommet à atteindre, ni un sanctuaire à protéger, mais le produit d’un consensus entre individus.

Le miroir brisé de la vérité

Loin d’être une entité absolue, la vérité, chez Rorty, n’est qu’une construction humaine, un accord temporaire entre les membres d’une communauté – scientifique ou intellectuelle – que l’on nomme la justification. L’homme ne trouve pas la vérité dans une quête solitaire, il l’établit collectivement dans une conversation libre, un échange ouvert où chaque voix a son poids. Ce déplacement de la vérité vers la sphère du dialogue marque une rupture décisive avec la tradition métaphysique occidentale.

ŒuvresThématiques et année de publication
Philosophy and the Mirror of NatureDéconstruction de la vérité, critique de l’objectivité (1979)
Contingency, Irony, and SolidarityRelativisme, démocratie et langage (1989)
Truth and ProgressRéévaluation de la vérité dans la science et la morale (1998)
Achieving Our CountryPhilosophie politique et engagement démocratique (1998)
À quoi bon la vérité ? (avec Pascal Engel)Controverse sur la valeur de la vérité (2005)

Dans cette entreprise de démystification, Rorty ne se contente pas de reléguer la vérité au rang d’accord social ; il en dissèque les usages, cherchant à en comprendre les rouages plutôt que d’en préserver le mystère. Selon lui, nous ne devrions pas parler de « la vérité » mais du « vrai », un terme qu’il juge plus apte à rendre compte de sa nature fluctuante. Il identifie trois usages principaux de ce mot, trois manières dont nous le manipulons sans en avoir pleinement conscience :

Le premier usage du « vrai » est l’usage approbatif : qualifier une proposition de « vraie », c’est lui accorder une forme de reconnaissance sociale. Mais ce compliment ne signifie pas que l’énoncé corresponde à une quelconque réalité extérieure ; pour Rorty, il est illusoire de croire que le langage peut saisir fidèlement le réel. Lorsqu’on dit d’une chose qu’elle est « vraie », on ne fait que la valider dans un cadre donné, selon des règles tacitement acceptées.

Le second usage est celui de la circonspection : un individu peut se sentir justifié dans une croyance, mais tant qu’un consensus n’est pas établi, elle ne peut être reçue comme « vraie » par tous. C’est ici que surgit la confrontation d’idées, le moment où la « conversation libre » met à l’épreuve les affirmations. Kant parlait de pensée élargie, ce processus par lequel l’esprit s’exerce à voir le monde depuis le point de vue d’autrui, à anticiper les objections avant de poser un jugement définitif.

Enfin, le troisième usage, dit décitationnel, achève de délester la vérité de son caractère sacré. La vérité, affirme Rorty, n’a pas plus d’objectivité que l’herbe n’en a par elle-même. Elle n’existe pas dans le monde sous une forme tangible, elle est purement fonctionnelle, un outil que l’on emploie au sein du langage sans lui attribuer d’existence propre. Ce n’est pas la vérité que nous poursuivons, mais ses usages.

L’ombre portée du verdict

Si la vérité n’a pas de valeur en dehors de ses usages, alors elle perd également son impératif moral. Rorty va jusqu’à dire que nous ne sommes pas obligés de la dire. Il n’y a aucune nécessité à dévoiler ce qui est « vrai », car la vérité ne possède ni exigence éthique, ni vocation ultime. Débarrassée de toute obligation, elle se libère du poids de l’absolu et devient un simple fait social, une pratique parmi d’autres, soumise aux contingences du monde humain.

Là où les philosophes du passé la plaçaient au cœur du savoir, Rorty la relègue à la périphérie : ce n’est pas la vérité que nous cherchons dans l’enquête scientifique, mais l’accord, la cohérence, la possibilité de bâtir ensemble un discours efficace. Ce déplacement, radical et dérangeant, transforme la vérité en un verdict, une sentence prononcée à l’issue d’une discussion, et non en une découverte objective et transcendante.

La vérité, loin d’être une lumière universelle, n’est qu’un accord temporaire, un consensus éphémère entre les hommes.

Ainsi s’achève la grande illusion. La vérité, autrefois promesse d’une connaissance ultime, se dissout dans le tumulte des voix humaines. Plus qu’un phare, elle n’est qu’un feu de camp autour duquel nous nous rassemblons, cherchant moins à percer l’obscurité qu’à réchauffer nos certitudes fugaces.

Les prémices d’une pensée en effervescence

Né le 4 octobre 1931 à New York, Richard McKay Rorty grandit dans une famille intellectuelle engagée, baignée dans le réformisme de gauche anti-communiste du milieu du XXe siècle. Ses parents, James et Winifred Rorty, étaient des écrivains et militants sociaux, ce qui l’exposa dès son jeune âge aux débats politiques et philosophiques de l’époque. Cette immersion précoce dans un environnement intellectuel stimulant façonna sa vision du monde et l’incita à explorer les méandres de la philosophie.

L’éclat du miroir brisé

Après des études à l’Université de Chicago et un doctorat en philosophie à Yale, Rorty entame une carrière académique qui le mène à enseigner à Princeton, puis à l’Université de Virginie et enfin à Stanford. C’est en 1979 qu’il publie son œuvre majeure, Philosophy and the Mirror of Nature, où il remet en question la conception traditionnelle de la philosophie comme miroir reflétant fidèlement la nature. Il y critique l’idée d’une représentation objective de la réalité et propose une vision où la connaissance est perçue comme une construction linguistique et sociale, marquant ainsi une rupture significative avec le paradigme philosophique dominant.

Les sentiers sinueux du pragmatisme

Dans les années qui suivent, Rorty approfondit sa réflexion en publiant Consequences of Pragmatism (1982) et Contingency, Irony, and Solidarity (1989). Il y développe une approche néopragmatiste, rejetant les fondements universels et essentiels au profit d’une compréhension contingente et contextuelle de la vérité. Pour lui, les croyances et les idées sont des outils évolutifs, façonnés par les pratiques sociales et les conversations au sein de la communauté. Cette perspective met l’accent sur la solidarité humaine et la création de liens sociaux par le biais du langage, plutôt que sur la quête d’une vérité absolue et intemporelle.

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