Car si nous acceptons l’idée que l’histoire humaine n’est qu’un enchaînement d’inventions techniques, alors la modernité n’a ni commencement ni fin. L’humanité, depuis son premier outil façonné dans le silex brut, est entrée dans ce cycle sans en sortir. Dès lors, peut-on encore parler de « sociétés primitives » ? Ce terme, autrefois manié avec désinvolture par les anthropologues, désignait ces groupes humains vivant avant l’ère industrielle, nomades organisés autour d’une structure simple, créateurs d’outils rudimentaires. Mais Leroi-Gourhan nous invite à revoir ce préjugé. Derrière ces artefacts de pierre et de bois se cache une logique, un savoir-faire, une intelligence qui ne diffèrent en rien des processus techniques des ingénieurs modernes.
Œuvres | Thématiques |
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Le Geste et la Parole (1964) | Technique, évolution humaine et langage |
L’Homme et la matière (1943) | Préhistoire, technologie et adaptation |
Milieu et Techniques (1945) | Interaction entre nature et outils humains |
Préhistoire de l’Art Occidental (1965) | Art pariétal et cognition humaine |
Quand le progrès se pare des habits du mythe
L’Occident moderne, héritier des Lumières, a tissé une histoire où l’être humain devait s’extraire de la nature, rompre ses liens primitifs pour s’élever vers un avenir toujours plus radieux. Cette conception a érigé la technique en moteur absolu du progrès, en un flux ininterrompu de découvertes qui, croit-on, nous éloigne du passé.
Or, pour Leroi-Gourhan, cette dynamique n’est qu’une illusion. La technique n’est pas une nouveauté surgie avec la vapeur ou l’électricité. Elle est un dialogue millénaire entre l’homme et son environnement, un jeu d’adaptation où chaque outil en appelle un autre, chaque innovation prolonge une intention née aux confins de l’histoire. Le feu, la roue, l’écriture, le numérique : autant d’étapes d’un même continuum, où le prétendu fossé entre « primitif » et « moderne » s’amenuise jusqu’à disparaître.
Encadré :
La modernité n’est pas une rupture brutale, mais un long processus d’adaptation et de transformation du monde par l’homme, commencé dès la préhistoire.
La mémoire des pierres : un passé toujours présent
Si la modernité n’est qu’un autre nom pour désigner l’évolution des techniques, alors elle ne peut être une frontière tranchée entre un avant et un après. L’homme préhistorique façonnant un biface de silex et l’ingénieur programmant une intelligence artificielle partagent une même logique : celle d’organiser le monde, de maîtriser la matière, de projeter l’avenir.
Dès lors, devons-nous continuer à opposer ces deux mondes ? Leroi-Gourhan nous tend un miroir où le passé et le présent se reflètent sans heurt. Il nous rappelle que l’homme n’a jamais cessé d’être un « inventeur », que la modernité n’a pas d’âge et que ce que nous appelons progrès est un fleuve souterrain qui, depuis des millénaires, n’a jamais cessé de couler.
Les racines d’une pensée : aux sources de l’anthropologie technique
Né en 1911 à Paris, André Leroi-Gourhan s’est distingué par une formation éclectique, obtenant des diplômes en russe et en chinois à l’École Nationale des Langues Orientales Vivantes. Sa carrière l’a conduit à occuper divers postes dans des musées prestigieux, dont le British Museum et le Musée de l’Homme. Ses expériences au Japon et sa participation à la Résistance française ont enrichi sa perspective sur l’évolution humaine. Dans « L’Homme et la Matière » (1943) et « Milieu et Techniques » (1945), il explore la relation entre l’homme, la technique et son environnement, posant les fondements de sa théorie sur la continuité du progrès technique. Son œuvre majeure, « Le Geste et la Parole » (1964), analyse l’évolution conjointe du geste technique et du langage, proposant que la modernité est un processus continu enraciné dans la préhistoire.
Les voix discordantes : débats autour de la modernité
La vision de Leroi-Gourhan, qui envisage la modernité comme une extension naturelle de l’évolution technique humaine, a suscité des débats. Des penseurs comme Georges Balandier ont critiqué cette approche, arguant que la modernité implique une rupture radicale avec le passé, caractérisée par une transformation sociale et culturelle profonde. Ils soutiennent que la modernité ne peut être réduite à une simple continuité technique, mais qu’elle représente un projet de refaçonnage total de la société. D’autres, tels que Bruno Latour, remettent en question la distinction même entre nature et culture, suggérant que la modernité est une construction sociale qui nécessite une réévaluation.
Échos contemporains : La modernité revisitée
Le débat sur la nature de la modernité et son lien avec la technique se poursuit aujourd’hui. Des anthropologues contemporains, comme Philippe Descola, interrogent la séparation traditionnelle entre nature et culture, proposant des perspectives qui reconnaissent la diversité des relations humaines avec leur environnement. Ces approches suggèrent que la modernité pourrait être envisagée non pas comme une rupture, mais comme une des multiples façons dont les sociétés humaines interagissent avec le monde naturel. Ainsi, la réflexion initiée par Leroi-Gourhan trouve des résonances dans les discussions actuelles, où la modernité est continuellement redéfinie à la lumière de nouvelles compréhensions anthropologiques et écologiques.